“Les gens ressentent ces choses. Ces chansons peuvent ramener de l’amour, mais aussi effacer le chagrin”


Il y a des destins qui se vivent avant de s’écrire, et Channthy Kak se savait prédestinée. Du côté de Phnom Penh, capitale sauvage du Cambodge, sa vie s’est brutalement arrêtée, à l’âge tragique de 38 ans. On ne relatera pas les circonstances, certains l’ont fait, d’autres même l’ont montré. C’est ainsi.  Mieux vaut imprimer les beaux souvenirs, ceux d’Australie ou de France, où j’ai eu la chance de voir le groupe à de nombreuses reprises. Au Cambodge, trente-six ans après l’immortelle chanson punk surf des Dead Kennedys, “Holiday in Cambodia”, c’est lors d’une virée au pays en compagnie de The Cambodian Space Project que j’ai tenté de répondre à l’insoluble question : que se cache-t-il derrière le sourire khmer ? Derrière le portail, celui que l’on parvient à franchir avec un simple passeport, où un terrible secret semble caché ? 

 

Mai 2016. Dans le chaos moite de la nuit, on monte les escaliers du Sharky Bar, où on se voit accueilli comme par miracle par le sourire de Srey Channthy (ou Srey Thy, parmi ses nombreux noms de scène), la chanteuse de The Cambodian Space Project : une formation psychédélique à géométrie variable et à vibration mystique, alors le mystère le mieux gardé du pays. La charismatique jeune femme indique la présence de Julien Poulson sur le balcon. C’est en 2009 que le guitariste australien a croisé pour la première fois dans un karaoké de Phnom Penh la vocaliste originaire de Prey Veng, une région très pauvre du sud-est du Cambodge. “2011: A Space Odyssey”,  le premier album de The CSP, essentiellement consacré à des relectures de chansons khmères oubliées (huit sur neuf au total) est devenu un classique absolu. Depuis, toute la scène locale semble graviter autour de leur projet, qui s’est donné pour mission de remettre au goût du jour tout ce rock’n’ roll perdu du Cambodge.

Sur la route avec le groupe, en regardant derrière la vitre du bus des vaches maigrichonnes brouter au bord des rizières et les chiens errants traverser avec indifférence ce qu’on appelait il n’y a pas si longtemps les champs de la mort, je comprends soudain ce qui attire, et pourquoi le rock’n’roll retrouve ici son côté le plus subversif. Pourquoi, aussi, il sonne aujourd’hui si fatigué dans nos sociétés occidentales décrépies.

Ecouter toutes ces chansons de la scène cambodgienne rock’n’roll psychédélique des années 60 constitue une expérience bouleversante. Les morceaux incroyables de ces artistes aux destins brisés étaient souvent captés en une seule prise, ce qui leur insuffle un grain d’authenticité qui donne, toujours aujourd’hui, une irrésistible envie de se lever et danser. Le catalogue original reste une véritable mine d’or, à redécouvrir, et les disques vinyles d’époque figurent actuellement parmi les plus recherchés au monde. Il faudra attendre le milieu des années 90 pour que le reste de la planète découvre avec 30 ans de retard et stupeur, la qualité engloutie du répertoire khmer.

A l’évidence, le pays souffre d’amnésie, songe-t-on à Phnom Penh après la visite éprouvante de S-21 – le centre de détention le plus secret d’un réseau qui comportait deux cents prisons où les détenus étaient torturés par les Khmers Rouges.

Pour comprendre le présent, il faut comme souvent remonter le passé. Protectorat français depuis 1863, le Cambodge gagne son indépendance en 1953 avec l’arrivée du Prince Norodom Sihanouk qui promeut alors la culture occidentale, puis le rock’n’roll psychédélique, sous l’influence des GIs américains stationnés au Vietnam. Mélange de tradition khmère et de sons occidentaux, la variété cambodgienne devient soudain extrêmement populaire et se voit largement diffusée au Vietnam, au Laos ou en Thaïlande. Le Cambodge se transforme en royaume le plus funky de la planète pour devenir l’épicentre du rock’n’roll en Asie, produisant pléthore de disques et de films. Mais les relations avec les États-Unis se tendent en 1963. Après le Vietnam, Nixon et Kissinger bombardent secrètement le Cambodge, et les liens entre les deux pays se brisent définitivement lorsque les Américains y débarquent pour destituer le Prince. Une décision lourde de conséquences. Pol Pot qui dirige le Parti Communiste Cambodgien entre soudain en scène, et entame une guérilla avec l’appui du groupe armé Khmers Rouges. Entre 1975 et 1979, le sanglant dictateur va rester au pouvoir pendant 3 ans, 8 mois et vingt jours, et éliminer pas loin de deux millions de personnes, soit près d’un tiers de de la population. Une sanglante répression qui va supprimer tous les intellectuels, fonctionnaires, bourgeois, religieux, dissidents… Porter des lunettes de vue suffit alors pour être liquidé. Les Khmers rouges ont rendu la musique illégale, puis assassiné tous les artistes cambodgiens ; un vrai génocide, l’éradication d’une culture. Parmi les plus connus, il faut citer Pan Ron, petite chanteuse aux textes sarcastiques inspirés par les yéyés français, qui reprit “Bang Bang”de Sonny Bono, et qui sera froidement abattue en 1975. Ou encore le crooner Sinn Sisamouth, “l’Elvis Cambodgien”, qui chantait le blues avec la noire profondeur d’un bluesman, et qui eut le temps d’enregistrer la reprise la plus hantée au monde de “House Of The Rising Sun” de The Animals. On raconte qu’il fût emmené devant le peloton d’exécution un jour de 1976, où on lui demanda de chanter un dernier morceau qui n’émut pas l’assistance, juste avant de le tuer froidement. Si tous les artistes de cette époque reprenaient des standards anglo-saxons qu’ils adaptaient à leur sauce, ils composaient aussi leurs propres chansons. Il faut enfin évoquer Ros Sereysothea, l’une les artistes plus populaires de l’époque, qui revisita “Venus”de Shocking Blue bien avant Bananarama, tandis que son propre hit, “Chnam Oun Dop-Pram Muy” (“I’m 16”) qui sera repris par The CSP, retentit aujourd’hui dans tous les clubs du pays. On la surnommait la chanteuse à la voix d’or de Phnom Penh ; elle fut déportée vers un camp de travail. Mariée de force à un cadre du parti, elle disparut corps et âme en 1977.

Photo: Channthy’s Mother Pen Siem checks out CSP’s first release – first vinyl record by a Cambodian artist since Khmer Rouge took control 1975.

Au Cambodge, plus qu’ailleurs, il est vite facile de comprendre pourquoi plus personne ne veut entendre parler de l’histoire, et fait aujourd’hui comme si rien ne s’était passé. L’objectif ne semble pas tant d’imaginer le futur que d’oublier le douloureux passé. “Le but avec le Cambodian Space Project est de revisiter ces enregistrements de la fin des années 60 et du début des années 70, de les projeter dans le futur pour créer une musique qui inspirera la prochaine génération de Cambodgiens” expliquait durant notre séjour Julien Poulson dans la galerie Space Four Zero, QG de The Cambodian Space Project à Phnom Penh où se croisent artistes exilés, touristes en goguette et originaux aux gueules cassées.

 

 

The CSP est avant toute une famille : il y eut durant les années 80, puis 90, un incroyable baby boom au Cambodge. Aujourd’hui, la population est jeune, très jeune : 90% du pays a moins de 30 ans, et la moyenne d’âge est de vingt-quatre ans. Née en 1980, Srey Channthy venait d’un coin très pauvre du Cambodge. Elle expliquait avoir exercé tous les métiers ; parlait de son papa, conducteur de tank pendant la guerre interminable, même après la chute des Khmers Rouges. C’était en mai 2016, on l’emmenait prendre l’avion. Elle partait pour Sydney enregistrer de nouvelles chansons avec son projet hip hop, Astronomy Class. “Ma famille est très forte, affirmait la chanteuse  à bord d’un tuk tuk, taxi local et charrette tirée par une moto. Accompagnée d’une dizaine de jeunes gens, elle murmurait à la pizzeria de l’aéroport une merveilleuse chanson de Ros Serysothea qui flanquait des frissons. “J’écoutais les chansons à la radio et celles que ma mère chantait, elle me disait qui était tel ou tel interprèteInfluencée aussi par Tina Turner et Ronnie Spector, la chanteuse et compositrice asiatique, qu’on surnomme parfois la diva aux pieds nus des rizières du Cambodge, ressemblait à une Amy Winehouse asiatique, en moins destroy.  Au delà des comparaisons paresseuses, Channthy rayonnait, était unique et adorait les chansons françaises. Elle a d’ailleurs repris “Laisse Tomber Les Filles” mais aussi le “Contact” de Serge Gainsbourg avec Mick Harvey. Elle ne parlait pas très bien anglais, Channthy, mais elle se disait plus impliquée que jamais dans la musique. “J’ai mûri, je suis plus apaisée qu’avant, moins en colère. J’aime quand c’est ‘fun and funny’, mais le rock’n’roll n’est pas toujours facile,soupirait-t-elle en regardant son fils.

Une identité survit à travers la musique du Cambodian Space Project. “Les gens ressentent ces choses. Ces chansons peuvent ramener de l’amour, mais aussi effacer le chagrin” précisait alors Channthy.

Que reste-t-il aujourd’hui ? De l’amour, énormément d’amour, des tonnes d’amour même comme on a pu s’en rendre compte  sur les réseaux sociaux suite à l’annonce de sa disparition…  Mais aussi plus de chagrin que jamais. Chère Channthy, je n’oublierai jamais ton sourire, et ta voix hante mes nuits maintenant qu’il ne reste plus que des refrains à fredonner. On se console en se disant qu’elle est désormais immortelle, qu’un ange est passé, que tout n’est finalement qu’une histoire de passation, bong. Difficile pour l’instant de prévoir si le Cambodge sourira encore dans trente ou quarante ans. Mais plus personne n’oubliera les chansons. Mission accomplie, Channthy.

–  Vincent Hanon

 

 

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